L’expérience de la Première Guerre mondiale et les tirailleurs sénégalais oubliés : le sang reste-t-il rouge même la nuit ?

2022-10-27

Giedrė Pranaitytė

Relu par Emma Brédy

Au XXIe siècle, malgré des avancées technologiques inattendues et des réalisations intellectuelles impressionnantes, le monde est toujours en proie à une fièvre féroce de guerres et de conflits armés : de violents combats se déroulent en Ukraine, en Afghanistan, en Syrie. Dans ce contexte complexe, des artistes et des écrivains de divers pays tentent d’apporter des réponses aux importantes questions existentielles dans leurs œuvres. Pourquoi la guerre commence-t-elle ? Qu’est-ce qui est à l’origine des manifestations de cruauté ? Dans quelles circonstances la sagesse perd-elle face à la folie ?

David Diop (né en 1966) dans son parcours créatif a commencé à plonger dans les profondeurs les plus sombres du déclin spirituel, particulièrement visible face aux actions militaires. Il est le premier romancier français d’origine africaine à recevoir le Prix international Booker en 2021. L’auteur tente constamment de concilier ses expériences africaines et européennes tant dans la littérature que dans la vie quotidienne : il est né à Paris, il a grandi au Sénégal et il travaille actuellement comme chercheur en littérature du XVIIIe siècle à l’Université de Pau. Son roman relativement court, Frère d’âme révèle le destin dramatique de deux tirailleurs sénégalais, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, qui ont combattu dans les rangs de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale.

Angélique Chrisafis, analyste travaillant pour un journal d’information britannique The Guardian, souligne qu’au cours de cette période, «la France a gouverné un vaste empire colonial, déployant plus de 135 000 tirailleurs africains sur les champs de bataille européens et tuant au moins 30 000 personnes ». Ce sont les faits historiques dramatiques, les lettres de soldats français et les documents administratifs qui sont devenus une source d’inspiration pour David Diop, qui l’ont encouragé à aborder le sujet de la guerre et qui reste complexe et controversé, aujourd’hui encore. D’une part, il peut raisonnablement être considéré comme un thème classique, car les expériences des soldats de différentes nationalités pendant la Première Guerre mondiale ont longtemps constitué une partie importante de la littérature d’Europe occidentale. Il suffit de se souvenir du célèbre roman d’Erich Maria Remarque A l’ouest rien de nouveau, qui devrait à juste titre être considéré comme un exemple mémorable de ce type de littérature. En revanche, le roman de David Diop Frère d’âme donne l’impression d’une œuvre inattendue et novatrice, puisque le phénomène des tirailleurs sénégalais n’a reçu qu’une évaluation fragmentaire de la part des historiens.

L’histoire d’Alfa Ndiaye qui a perdu son meilleur ami d’enfance Mademba sur le champ de bataille, est présentée au lecteur comme une histoire tranquille et presque intime, mais en même temps effrayante. Les deux personnages principaux du livre incarnent des débuts différents : Alfa Ndiaye est un homme fort et séduisant qui était admiré par les filles de son village, tandis que son amie Mademba Diop est plus proche du monde de la science en raison de sa faiblesse physique. Ces deux jeunes hommes, malgré leurs différences, sont unis par des années d’enfance passées ensemble et un service militaire commun, mais dans le tourbillon de la lutte armée, tous les deux font face à une cruelle réalité. L’un d’eux meurt le ventre ouvert par un ennemi, et le second subit une rapide dégradation de sa personnalité due à un insatiable désir de vengeance. Chigozie Obioma, un écrivain africain vivant au Nigeria et aux États-Unis d’Amérique, observe que ce livre vise non seulement à vous faire ressentir « le fardeau spirituel d’une personne seule », mais à encourager le lecteur à réfléchir plus profondément sur « la culpabilité et une conscience brûlée ».

Le texte lui-même insiste fortement sur la nécessité de comprendre l’autre et d’être compris soi-même dans un monde plein d’inégalités raciales et de souffrances. Le roman utilise la technique d’écriture du flux de conscience, qui aide le lecteur non seulement à entrer subtilement dans le monde intérieur du personnage principal Alfa Ndiaye, mais aussi à réfléchir à nouveau sur l’importance de la communication et du silence, en particulier dans les situations difficiles de guerre. Bien qu’il ne parle pas français, il se lie d’amitié avec Jean-Baptiste, un soldat français courageux. Le regard d’Alfa Ndiaye remarque rapidement le drame interne de son nouvel ami lorsqu’il perd sa bien-aimée. Aucun mot, aucun dialogue n’est nécessaire pour comprendre la situation : « Jean-Baptiste était devenu provocateur. Jean-Baptiste essayait d’attirer l’attention des yeux bleus ennemis derrière leurs jumelles depuis qu’il avait reçu une lettre parfumée. J’ai su, j’ai compris en voyant son visage quand il lisait cette lettre. Le visage de Jean-Baptiste était éclatant de rire et de lumière avant d’ouvrir la lettre parfumée. Quand il a eu fini de lire la lettre parfumée, le visage de Jean-Baptiste était devenu gris. Plus de lumière. Seul le rire lui restait. » Dans ce contexte, l’accent est mis sur deux motifs inextricablement liés : la vengeance et le désir de mort. Jean-Baptiste cherche une mort rapide, alors il encourage les Allemands à le tuer en accrochant ostensiblement la main d’un ennemi enveloppée dans un tissu blanc à son casque. Alfa Ndiaye, à son tour, a coupé la main d’un soldat allemand pour se venger de la perte de son amie d’enfance Mademba Diop. Bien que l’auteur crée ainsi une image extrêmement violente, le sort des hommes évoque la pitié et la sympathie, car ils sont à la fois des guerriers brutaux et des victimes sans espoir.

Pour l’auteur du livre, David Diop, la langue française devient un instrument précieux et universel d’expression créative. Dans un entretien avec des représentants de l’Institut français au Royaume-Uni, il a admis : « Dans Frère d’âme je me suis amusé à faire répéter certaines phrases par mon personnage pour retrouver le rythme d’une autre langue qui est le wolof. Donc je pense que le français peut suggérer un autre horizon culturel et je pense que en effet la francophonie de ce point de vue-là permet à différents français de s’exprimer. C’est-à-dire à différents horizons culturels d’être assemblés dans le creuset du français et ça je le trouve extraordinaire. » Il faut faire attention aux divers outils stylistiques et à l’expression artistique unique aussi. Les expressions « par la vérité de Dieu » et «je sais, j’ai compris » se retrouvent souvent dans le texte du roman, non seulement augmentant progressivement la tension de l’histoire, mais en même temps créant un son unique de prose, qu’il conviendrait d’appeler la poétique de l’horreur.

De plus, l’ouvrage se concentre sur la difficile mission d’un traducteur, qui devient souvent l’otage de la manipulation et du mensonge : « Traduire ce n’est jamais simple. Traduire c’est trahir sur les bords, c’est maquignonner, c’est marchander une phrase pour une autre. Traduire est une des seules activités humaines ou l’on est obligé de mentir sur les détails pour rapporter le vrai en gros. Traduire, c’est prendre le risque de comprendre mieux que les autres que la vérité de la parole n’est pas une, mais double, voire triple, quadruple ou quintuple. Traduire, c’est s’éloigner de la vérité de Dieu, qui comme chacun sait ou croit le savoir, est une. » La barrière linguistique entre les dirigeants français et les soldats africains est également démontrée comme un symbole important d’aliénation et de colonisation. Alfa Ndiaye ne peut communiquer avec le capitaine français Armand, qui mène la bataille militaire, qu’avec l’aide du traducteur apeuré Ibrahima Seck, mais la méfiance est si forte qu’il compte soigneusement ses respirations afin de prédire le plus précisément possible combien les mots et les pensées restent sans aucune traduction ou explication pendant les conversations traduites. Cependant, force est de constater qu’en dépit des différences culturelles, linguistiques et raciales, la souffrance et la violence incontrôlable de la guerre marquent tout le monde : les Français, les Africains et les Allemands, blancs et noirs, braves et lâches, attaquants et défenseurs, car dans l’obscurité noire de la nuit, le sang de tous reste néanmoins rouge.